Dans le bassin du Congo, le commerce de viande de brousse menace la santé humaine et des forêts.
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C’est une très longue route qui sépare les marchés et les restaurants animés de Brazzaville du Parc national de Nouabalé-Ndoki, situé à l’extrême nord de la République du Congo. Pourtant, cet éloignement – 1 000 km en bateau ou 12 heures par voie terrestre– ne sont pas un obstacle au trafic florissant de viande de chasse, appelée également viande de brousse, qui menace non seulement la faune sauvage mais également la santé de la population locale.
Brazzaville, et Kinshasa, la capitale jumelle située sur l’autre rive du fleuve Congo, abritent une classe moyenne urbaine désireuse de perpétuer les traditions de ses parents et grands-parents, en consommant par exemple de la viande de brousse. D’autant plus que le cout de la viande de brousse est son principal attrait, le kilo d’antilope reste moins cher que le kilo de bœuf. Les textes légaux distinguent la chasse de subsistance et de rente. Pour cette dernière les prélèvements actuels mettent en péril la régénération du stock initial, notamment par l’augmentation de la demande dans les centres urbains. En effet, jusqu’à 10 000 plats à base de viande de brousse sont servis chaque jour dans les restaurants des deux villes (17 millions d’habitants). Cette tendance impacte les communautés rurales de la République du Congo et de la République démocratique du Congo (RDC) qui dépendent de la chasse durable pour leur survie.
« Ces derniers temps, il faut de la chance pour capturer des animaux, car ils se cachent de plus en plus loin » constate Thomas Aseli, membre des Mbuti, un peuple autochtone qui vit dans la forêt d’Ituri, à proximité de la frontière de la RDC avec l’Ouganda. « Les chasseurs sont aujourd’hui trop nombreux dans la forêt. Mais moi, j’y vis, et je ne veux pas que des gens viennent tout détruire ici. »
La survie des Mbuti et d’autres peuples autochtones dépend de la santé de l’écosystème, propice à la chasse durable. Mais selon les responsables du programme de gestion durable de la faune sauvage (SWM) financé par l’UE, les forêts du bassin du Congo sont convoitées, conséquence notamment de la demande en viande de brousse, prisée par les citadins.
Le Partenariat pour les forêts récemment signé entre l’UE et la République du Congo entend dresser un cadre pour s’assurer que les communautés locales et les populations autochtones soient associées à la protection, à la restauration et à la gestion durable des forêts.
« La chasse nous permet d’avoir juste assez à manger. Les rares animaux que nous parvenons à capturer nous permettent de nous nourrir, et nous parvenons aussi à en vendre quelques-uns,» ajoute Thomas. « Tel est notre mode de vie ; malheureusement, l’argent que nous pouvons tirer d’un céphalophe bleu [petite antilope] ne suffit pas pour subvenir aux besoins de toute la famille. »
L’histoire de Thomas est tristement banale. « Tous les chasseurs du coin me disent que les animaux sont nettement moins nombreux qu’avant, » confirme Brent Stirton, photojournaliste. Il a passé un certain temps avec les gestionnaires du programme SWM ainsi qu’avec les chasseurs de viande de brousse de l’ethnie des Baka, qui vivent juste à côté du Parc national de Nouabalé-Ndoki. « Là où il nous fallait seulement une demi-heure pour abattre une proie, il faut à présent compter deux jours. Cette rareté est à l’origine d’une flambée des prix de la viande de brousse. » explique-t-il.
L’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) – qui gère le programme SWM – a chargé Brent Stirton de documenter le commerce de viande de brousse dans la région du bassin du Congo, qui est passé de la chasse durable à l’abattage à l’échelle industrielle. Il se souvient : « Sur une embarcation effectuant la descente du fleuve Congo de l’Équateur jusqu’à Kinshasa, j’ai un jour rencontré un homme qui transportait avec lui près de 160 carcasses de singe – c’est ce qu’il abat généralement avec sa femme en deux semaines. Ces prises lui rapportent environ 4 500 dollars par mois, bien plus que ce que gagne la plupart des Américains. 160 singes, c’est la quantité qu’abat une seule personne avec deux fusils.»
Selon les données du Centre international de recherche forestière (CIFOR), chaque année environ cinq millions de tonnes de viande de brousse originaire du bassin du Congo sont consommées. « Le bassin du Congo est le principal réservoir de viande de brousse au monde et donc de chasse. C’est aussi le lieu d’activités extractives importantes. Mises ensemble, ces deux situations [extraction et chasse] ne permettent pas aux populations animales de se reproduire et se reconstituer suffisamment vite, » ajoute Stirton.
Dans le nord du Congo, SWM collabore avec la Wildlife Conservation Society (WCS) pour aider les chasseurs de l’ethnie Baka à conserver leur mode de vie tout en encourageant une chasse durable. Les employés locaux des concessions forestières sont ainsi autorisés à chasser, ou si souhaité, à embaucher des Baka deux fois par mois dans une zone de chasse légale en bordure du Parc. « Chaque chasseur reçoit un fusil et quatre cartouches à plombs, » explique-t-il. « Ils ne sont pas autorisés à abattre plus de bêtes. » La chasse durable prescrit totalement l’abattage d’espère protégée ou intégralement protégée, comme les gorille ou éléphants de forêts pour lesquels de lourdes amendes sont encourues.
Au cœur du Trinational Sangha et mis en œuvre précisément dans le Parc de Nouabalé N’doki et les concessions forestières périphériques certifiées ®FSC, le projet SWM couvre un territoire qui abrite au moins 116 espèces de mammifères, notamment les gorilles des plaines occidentales, une espèce en danger critique d’extinction, ainsi que des centaines d’espèces d’oiseaux, de reptiles et de poissons. Plusieurs initiatives visent à encourager des alternatives à la viande de brousse pour les habitants des villes périphériques, notamment en promouvant les sources de protéines saines et durables comme la volaille, ou en autorisant les communautés autochtones, comme les Baka à conserver leur mode de vie traditionnel.
Pour ces populations, la chasse durable constitue non seulement une source importante de nourriture, mais est également vitale pour leur santé et leur bien-être. Des études ont révélé que lorsqu’ils sont forcés de quitter la forêt et de se sédentariser dans des villages, les Baka voient leur santé physique et mentale décliner considérablement. « Ils sont moins bien lotis que ceux qui restent dans la forêt, » explique Julia Fa, scientifique principale associée auprès du CIFOR – une des organisations partenaires de SWM. Sur le plan nutritionnel, ils souffrent de carences. L’afflux massif de travailleurs dans le secteur de l’exploitation forestière et l’expansion du commerce de viande sauvage ont mis en danger certaines espèces sauvages, faisant peser une menace supplémentaire sur les moyens de subsistance des Baka. »
L’impact sanitaire du commerce mondial de viande de brousse dépasse les seuls aspects de la sécurité alimentaire et de la nutrition. La récente pandémie de Covid-19 a brutalement rappelé que la consommation de viande sauvage peut avoir des conséquences catastrophiques. « Cela génère aussi beaucoup de souffrances humaines, » constate Stirton, qui a consacré deux ans à l’étude des liens entre la consommation de viande sauvage et la maladie dans 11 pays. « J’ai beaucoup travaillé sur les chauves-souris, les civettes et les pangolins et fréquenté les marchés de produits frais en Indonésie et en Chine. Les conséquences des maladies infectieuses qui passent de l'animal à l’homme ou le contraire
(zoonoses et des zoonoses inverses) sont sous-estimées – nous n’en parlons pas assez. La viande de brousse est un enjeu économique en ce qui concerne les moyens de subsistance des gens, un enjeu de durabilité pour les écosystèmes et les animaux et un enjeu de santé publique, vu le risque de pandémies. Nous sommes vraiment face à un problème multiforme. »
Les épidémies et flambées d’Ebola qui ont éclaté ces dernières années dans le bassin du Congo mettent en avant les risques liés à la consommation de viande de brousse. Selon les Centres américains de contrôle et de prévention des maladies (CDC), les infections à virus Ebola en Afrique centrale sont associées à la chasse, au dépeçage et au traitement de la viande d’animaux infectés. « Ebola se transmet par contact, d’où un risque réel de contamination pour les personnes qui dépècent un animal infecté, » explique le
Dr Robert Nasi du CIFOR. D’autres maladies mortelles sont associées à la consommation ou à la manipulation de viande de brousse, comme le SRAS, la variole du singe, le virus de Marburg et le VIH.
« Les bases de l’écosystème sont en train de disparaître, » déplore Stirton, qui a remporté le prix de l’édition 2022 du Wildlife Photographer of the year. Il dénonce également un manque de vision à long terme. « Tant qu’il y en a, on se sert… J’ai un fils de cinq ans et j’aimerais vraiment qu’il puisse voir le monde comme j’ai eu la chance de le découvrir. Mais je crains que lorsque je reviendrai dans le bassin du Congo d’ici dix ans, il n’y ait plus rien. Pour moi, le syndrome de la forêt vide est une réalité, je m’en suis rendu compte personnellement. »
Photos:
© Brent Stirton/Getty Images for FAO, CIRAD, CIFOR, WCS
© FAO/Thomas Nicolon
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