Nous avons tant besoin de mythes et de rituels ré-inventés pour naviguer le monde. Et les artistes ont tant à amener pour porter cela.
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Parfois, les mots se replient.
Comme on replie un mouchoir, au fond d'une poche.
Parce que l'émotion est trop forte, trop dense, trop inexprimable.
Trop sauvage et indomptable pour être couchée sur une page.
Alors, laisser faire le rythme de la mer, le mouvement profond et lent qui dans les abimes cachés de l'océan, secrète en silence algues, pierres, perles et coraux. Qu'elle reviendra un jour jeter sur nos grèves à la faveur d'une houle recommencée.
J'ai longuement cherché les mots pour dire ce qui a été vécu et partagé le samedi 17 juin dernier sur la plage du petit village de pêcheurs de Terre Sainte, sur la côte sud de La Réunion. Et ce soir, comme on ressort un mouchoir d'une poche où traînent encore quelques grains de sable et d’infimes morceaux de coquillages, les doigts butent sur un nœud qu'on y aurait fait pour se souvenir.
Alors les mots se déplient.
Ce samedi-là, trois artistes afro-brésiliens, Fabiana Ex-Souza, Joao Torres et Calixto Neto, réunis au sein du collectif MAN.GUE (mangrove), avec Julie Le Gall à la production, proposaient une création plurielle. Et si singulière.
Lauréats du dispositif Mondes Nouveaux, ils ont monté un projet autour de la création d'un radeau de survie. Entre une nécessité bientôt cruciale dans un monde en dérive, et un désir poétique de revisiter un rituel brésilien consacré à Jemanja, divinité de la mer.
Après l'avoir monté dans d’autres pays, les trois artistes ont voulu prolonger l'expérience à La Réunion. Des océans différents, mais tant de correspondances subtiles dans les noms, les rythmes, les pratiques. Là, accompagnés par Yohann Quëland de Saint-Pern de La Box, ils ont rencontré d'autres artistes. Avec Jean Claude Jolet dans sa ferme joliment nommée Lou’Cachet, ils ont récolté des troncs de bananiers, qu'ils ont finalement montés en radeau avec l'aide également de Thierry Riviere. L'écrivaine Sophie Hoarau les a introduits dans le lieu magique de son village d'enfance qu'elle habite avec son fils Lény, Terre Sainte, village de pêcheurs, à l'âme farouche, aux banians qui abritent la plage de la mer rouleuse qui jaillit en gerbes blanches derrière la lumière verte au bout de la jetée.
Curieux, le village a regardé. Des paris se sont même engagés pour savoir si l'imposant radeau allait flotter ou couler. Puis des conversations se sont engagées, des verres partagés avec Nicolas, Florian, Samuel, Raoul, Cedric. Et le projet a pris peau et chair locales.
Le samedi 17 juin, des artistes réunionnais se sont succédés sur la plage toute la matinée, pour dire, chanter, jouer, performer. Kaloune, Myriam Omar Awadi, Christian Jalma aka Pink Floyd, Sophie Hoarau. Avec l’apport technique de Jean-marie Vigot à la régie et Cédric Corrieri au son.
Puis, au crépuscule, les trois artistes brésiliens ont entamé un rituel d'une magie puissante. Des offrandes de mots, de gestes dansés, de mets patiemment cuisinés, de fleurs à la mer. Et puis, enfin, la mise à l'eau du radeau, soudain, un élan, un élan irrépressible qui réunit tous ceux présents, un élan qui tire et pousse, un élan qui s'arc-boute et s'entête. Et quand finalement le radeau a glissé dans l'eau, porté par la ferveur des tambours bata de Nicolas Moucazambo, Fida Mohamed et Anas Mall, on eut dit que chacun y avait déposé un désir, une envie, un chagrin, un manque, un tourment, un rêve, une espérance, quelque chose à laisser partir, à donner, à envoler, à propulser dans l’infini.
Ce soir, à la Lune à nouveau pleine, alors que le Piton de la Fournaise crache son énergie tellurique, les mots me reviennent en avalasse, en coulée incandescente. Comme lorsqu'au Tremblet la lave en fusion s'est coulée dans l'océan houleux, faisant remonter des abysses des créatures qu'on eut dit préhistoriques et créant de nouveaux territoires en plages d'olivine.
Alors ce long long post, qui fait suite à celui sur la House of Digital Art.
Pour ré-affirmer la conscience de plus en plus prégnante que oui, nous avons tant besoin de mythes et de rituels ré-inventés. Celui-là était si beau, si beau, qu’on aurait dit pouvoir mourir.
Et naître à neuf.
Nous avons tant besoin de mythes et de rituels ré-inventés pour naviguer le monde. Et les artistes ont tant à amener pour porter cela.
Dire merci, mersi sitan telman, et lentement, lentement, laisser infuser…
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